Repenser nos communs

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C’est à mes étudiants que je pense. À ceux d’aujourd’hui, à ceux que j’ai croisés depuis maintenant presque 30 ans, à ceux aussi qui sont encore sur les bancs de l’école ou du lycée et que je ne rencontrerai que dans quelques années. Que leur ai-je transmis ?

Ai-je fait ce qu’il fallait pour les aider à penser, à questionner, à comprendre ? Ai-je œuvré à les rendre plus responsables, plus exigeants, plus honnêtes ? Ai-je réussi à leur passer un peu de ma passion pour l’intelligence, la culture et la rigueur intellectuelle ? Les ai-je convaincus qu’il vaut mieux douter que croire aveuglément, et qu’il y a de la joie à être insatisfait par les réponses toutes faites pour s’efforcer de critiquer, de discuter, de contester ? Les ai-je accompagnés sur la voie qui permet de se forger des convictions, mais aussi de les remettre en question ?

Pour quelques-uns au moins, sans doute.

Mais leur ai-je assez dit combien cette voie était fragile ? Combien elle s’était elle-même frayée non seulement dans le jeu aérien des idées, mais aussi dans les larmes et le sang de l’histoire ? Leur ai-je transmis cette mémoire sans laquelle il n’y a pas de savoir ? Leur ai-je dit qu’ils ne pouvaient l’emprunter qu’à condition de combattre pour elle, chaque jour, toujours et partout, avec d’autres, en s’organisant collectivement, en se ralliant à d’autres ?

Depuis plusieurs générations maintenant, j’ai vu les comportements changer, d’une soumission plus ou moins passive envers l’autorité universitaire à une pratique consumériste de plus en plus individuelle envers l’enseignement. On se sert parmi une « offre » de formation, on vient chercher un diplôme ou un stage. On investit toujours du temps, de l’énergie et de l’argent dans ses études (presque tous les étudiants ont un job d’appoint et leur emploi du temps est très dur), mais on investit de moins en moins de fougue, d’imaginaire et de passion. On minimise la dépense, on atténue le coût.
L’institution elle-même encourage un tel cynisme, en ne parlant plus qu’aptitude, projet personnel et débouché, et en faisant de la connaissance, de la culture ou du savoir des notions de plus en plus obscènes (depuis un an, on n’a plus le droit de parler de « master recherche », il n’y a plus que des masters « pros »…).

Et la République dans tout ça ? Tous ceux qui fréquentent l’université ne voient plus ce qu’elle fait pour eux quotidiennement tant leurs conditions de travail sont dégradées, souvent dans des proportions qui frôlent l’absurdité. Pas de salle, pas de postes, pas d’équipement numérique adapté, mais surtout pas de souplesse, pas d’initiative, pas d’imagination.
Tout autour, c’est le règne de l’argent, à la fois tentant et dégoûtant. L’université feint d’y préparer et de lui ressembler (bientôt tous les diplômes accoleront le mot « management » à leur intitulé…), alors qu’elle en est l’envers glorieux et misérable. Mais quelle fierté peut-on aujourd’hui tirer du fait d’être en-dehors de ce monde ? Les étudiants (du moins les miens, en Infocom) ne semblent rêver que marketing viral et communautés de fans… Ils répliquent les discours tout faits sur un paysage médiatique où chacun serait prétendument libre de dire et penser ce qu’il veut, tout seul, tout de suite et partout. Mais aussi les discours opposés sur l’anarchie dangereuse des réseaux qu’il faudrait « civiliser » (sic).
Obnubilée par sa sacro-sainte neutralité, l’école a fini par oublier de former les jeunes au politique. L’adhésion, la cohésion, l’organisation sont devenues des valeurs entrepreneuriales.

Marche républicaine du 11 janvier 2015 à Paris – photo Sébastien Amiet CC BY 2.0

Pour tenter de corriger cette perversion, j’ai récemment créé avec quelques collègues un parcours consacré aux Communs. Réponse bien  modeste et qui, comme on peut s’en douter, rencontre peu de succès – tant auprès des étudiants qui préfèrent travailler sur les séries TV (j’aime beaucoup les séries TV rassurez-vous, mais ça ne suffit peut-être pas à fabriquer du Nous) qu’auprès de l’institution qui préfère les formations « professionnalisantes »… Mais aujourd’hui plus que jamais, au lendemain des attentats qui ont frappé la France en ce mois de janvier 2015 et à la veille de ce qui s’annonce comme une des plus formidables manifestations d’unité nationale, je me dis que c’est le bon chemin. Repenser nos communs : les définir, les documenter, les défendre et en organiser la gouvernance. Sur la base de connaissances, d’initiatives collectives, de règles et de principes. En rappelant fortement qu’il n’y a pas de démocratie immédiate, et que seules les médiations – indissociablement organisationnelles et techniques – garantissent l’égalité, la vitalité et la cohésion du collectif.

C’est donc aux étudiants que je pense aujourd’hui. Car sans eux, ce travail ne sera tout simplement pas possible… Il n’a de sens que pour eux et avec eux, contre ceux qui veulent nous empêcher de penser. Par fanatisme et obscurantisme, mais aussi par cynisme ou désenchantement.