Le Flâneur impatient

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Rythmes

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Si tout le monde en déplore ou en vante les effets, personne ne peut habiter l’instantanéité. À l’instar des calculs effectués par les programmes informatiques, la suspension de tout délais, de toute durée, de toute élasticité demeure étrangère à l’expérience, parce que celle-ci ne se conçoit qu’en rythme. Bien qu’il manipule des machines qui exécutent ses instructions plus vite qu’il ne peut lui-même les formuler, l’homo numericus n’en demeure pas moins un être temporel, passant son temps à ajuster savamment son tempo à ceux de son milieu. On peut même faire l’hypothèse que, confronté à l’arythmie de ses prothèses, l’homme moderne consacre de plus en plus son intelligence et son énergie à négocier des changements de cadence, des variations rythmiques ou des irrégularités pour rendre habitable le temps des machines. Durée des contrats de travail, âge de la retraite, calendrier des dettes, rythmes scolaires, prolongation de la vie… Ce n’est certes pas un hasard si les conflits sociaux et les débats qui agitent aujourd’hui la société portent moins sur l’obtention de nouveaux acquis que sur des questions de timing. Ajourner, différer, prolonger, avancer : ce que les ordinateurs ne savent pas faire – eux qui ont toujours l’heure juste – revient plus que jamais au politique et aux rapports sociaux. Mais qu’en est-il sur le web : peut-on encore y flâner ?

Rythmes, Médium N°41, coordonné par Régis Debray et Louise Merzeau, octobre 2014

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Pour citer cet article

Louise Merzeau “Le Flâneur impatient”, Médium, Rythmes, N°41, 2014/4, p. 20-29.

Partager ses secrets en public

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Médium

Non, les réseaux sociaux en ligne ne tuent pas l’intimité. Le secret s’inscrit désormais dans le partage même, au sein de l’espace public numérique. Il donne lieu à des stratégies subtiles, pour rester entre soi, en rusant avec les algorithmes indiscrets des nouvelles industries de l’identité.

Extrait :

La deuxième idée fausse à réviser concerne les jugements moraux portés à l’encontre de l’exhibitionnisme supposé des internautes. Cette appréciation oublie tout simplement que l’écosystème du Web et les pratiques en ligne ont considérablement évolué depuis les années 1990. Rapporter la mise en visibilité des sujets connectés à des pulsions individuelles revient à plaquer sur l’environnement numérique le modèle inapproprié de la téléréalité, lui-même régi par l’idéologie de la société du spectacle. Sans doute encore transposable au moment où les premières webcams livrèrent ici et là quelques existences au fantasme d’une exposition intégrale, ce modèle a perdu toute pertinence dans le Web social. D’une part parce que les comportements décriés ne sont plus le fait de quelques pionniers imprudents, mais de toute une génération. D’autre part parce que l’exposition de soi résulte moins d’un choix que d’une soumission à l’ordre d’une nouvelle médiasphère. À la fois pression du groupe – en ligne et hors ligne – (OM) et affordance des dispositifs techniques – qui contraignent de plus en plus fortement les pratiques – (MO[1]), la propension à se laisser observer résulte bien d’une astreinte sociale. Elle n’est ni un effet mécanique des technologies, ni une perversion comportementale synonyme d’inculture ou d’immaturité. Enfin et surtout, la communication d’une grande quantité d’informations personnelles jadis tenues secrètes ne relève pas d’une forme spectaculaire, mais d’une indexabilité de soi. Dans l’univers des réseaux, les regards ne convergent plus vers une scène centrale et l’idée même d’une coupure scénique n’a plus guère de sens. Avant de se projeter dans un rôle, l’usager numérique est d’abord une grappe de données livrées au calcul des machines.


[1]  OM : organisation matérialise : MO : matière organisée. Les deux faces de tout médium.

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Pour citer cet article

Louise Merzeau “Partager ses secrets en public”, Médium, Secrets à l’ère numérique, N° 37-38, 2013/4,  p. 153-172.